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Dans ma carrière de prof de lettres j’ai souvent puisé l’image des Bohémiens dans la littérature. La petite gitane de Cervantès, Notre-Dame de Paris de Victor Hugo et tous les avatars de la belle Esméralda, une lettre de Flaubert, L’Enfant et la rivière d’Henri Bosco, un recueil de Contes Tziganes…et toute une bibliothèque de littérature pour la jeunesse : il y en a pour tous les âges, pour tous les niveaux, pour tous les goûts, en extraits ou en lecture intégrale, pour rêver d’amour ou d’aventure, et d’abord pour apprendre à découvrir l’autre, l’étranger, dépasser ses peurs, vaincre ses préjugés, combattre le racisme.
Une nouvelle Bastille
Dans la banlieue populaire où j’ai enseigné une vingtaine d’années, j’ai vite compris en effet que les peurs, les préjugés et le racisme étaient parmi les problématiques les plus urgentes à mettre au cœur de mon travail d’enseignant. Je me rappelle une année terrible où « gitan » concurrençait « feuj » ou « crasseux » dans les doux échanges entre ados : « Mais m’sieur, on s’traite pas, on s’charrie, c’est mon pote, sur la tête de ma mère »… rien à voir évidemment avec le « Nique ta race ! » ou « Ta grand-mère la p… », des vraies insultes qui tuent, celles- là ! Il y avait, comme on dit, du boulot, pour que « l’image de soi » de ces ados, qui eux-mêmes en prenaient chaque jour plein la tronche de regards et de propos stigmatisants – la télé était leur principale ouverture sur le monde, et déjà les lascars des cités y faisaient figure d’épouvantails – que cette image change donc dans leurs têtes, pour qu’ils deviennent un jour des citoyens éclairés, dont la révolte ne se trompe plus de cibles. Vaste programme, dans lequel Bohémiens, Gitans et autres Tziganes occupaient une place stratégique, permettant de déconstruire nos propres préjugés pour pouvoir comprendre et combattre avec intelligence ceux des autres. Une sorte de stratégie du détour, bien connue, avec celle, plus ingrate, de la répétition, par tous les pédagogues. Mon but était de préparer le terrain pour quelques offensives qui s’annonçaient plus violentes, à travers un champ miné par l’antisémitisme, le racisme anti-arabe, anti -noir, l’islamophobie et autres forces obscures des ennemis de notre République fraternelle et laïque. Hélas, en cette rentrée 2010, les Manouches et les Sintis ne peuvent plus seulement servir à l’instruction avant les batailles décisives, car une nouvelle Bastille est à prendre de front, dressée au dessus des murs à peine encore ébréchés de la xénophobie d’Etat : celle du racisme anti-Rroms.
De Mérimée pionnier de l’ethnologie aux textes documentaires sur la réalité de l’histoire des Rroms et leur situation aujourd’hui, leur culture, la transition n’est pas difficile. Je me servais d’un excellent numéro du Courrier de l’Unesco publié il y a trente ans, et du site de Romeurope, de sites sur les camps nazis d’extermination des Tziganes, sujet que les collègues prof d’histoire prenaient souvent le temps d’évoquer dans leur cours-marathon en troisième.
J’en ai donné à lire et à entendre, des paroles de poètes sur les Bohémiens ! Baudelaire, bien sûr, et c’était intéressant de montrer ce que ses Bohémiens en voyage doivent aux gravures de leur frère de lait Jacques Callot. Et puis les beaux Tziganes d’Apollinaire, les belles étrangères d’Aragon (quelle chance qu’après Léo ferré, Sanseverino l’ait mise en musique, cette Etrangère-là !). J’avoue que j'étais un peu fier que parfois des élèves eussent joué avec quelque passion et beaucoup d’amusement la Scène du lieutenant-colonel de la Garde civile, suivie de la Chanson du Gitan rossé, extraits du Poème du cante jondo, de Federico Garcia Lorca, dans l’excellente traduction publiée dans la collection Poésie/Gallimard, et s’en fussent ensuite allés s’en vanter auprès de leur prof d’espagnol.
Et la littérature des Rroms eux-mêmes, demanderez-vous? C’est vrai que je la négligeais par ignorance, jusqu’au jour où je tombai, au tout début de notre siècle, sur un des premiers livres d’Alexandre Romanès, sous le chapiteau de son Cirque Tzigane, où je me rendais en famille sur les conseils de l’équipe du cirque des Arènes de Nanterre. Soirée inoubliable : non seulement je découvrais un art du cirque merveilleux, mais de plus, Un peuple de promeneurs, c’était exactement ce dont j’avais besoin pour dépoussiérer mon cours ! D’abord, l’homme lui-même : fils de Firmin Bouglione, équilibriste à dix ans, puis dresseur de fauves, n’ayant appris à lire et à écrire qu’à l’adolescence, lié d’amitié avec Jean Genet depuis 1977, créateur en 1994 du premier cirque tzigane d’Europe avec des Tziganes roumains rencontrés à Nanterre, cirque invité à se produire à Shangaï pour l’exposition universelle de l’été 2010 dans le pavillon français…et toujours aussi jeune quand je l’ai revu en tête de la manifestation du 4 septembre à Paris ! Et il en a écrit d’autres, des livres, chez Gallimard, que je n’ai pas encore lus : Paroles perdues, Les étoiles multicolores, et Sur l’épaule de l’ange qui vient de paraître. Mais revenons en l’an 2000 : ouvrant Un peuple de promeneurs au hasard, je lis :
Sur le camp de Nanterre, j’ai vu un homme s’arracher les cheveux par poignées, pour des papiers qu’il n’avait pas.
plus haut :
A force d’entrer et de sortir du camp de Nanterre gardé par des CRS, j’ai fini par sympathiser avec quelques uns d’entre eux. C’est comme ça qu’un jour un jeune CRS m’a demandé si je pouvais le présenter à une jeune gitane dont il était amoureux. Il était prêt à l’épouser si elle voulait de lui. Il passait ses journées assis en hauteur sur un tas d’ordures, dans l’espoir de l’apercevoir.
et quelques pages plus loin :
Je donne une interview pour la télévision française. Le journaliste commence très fort : « Vous les Gitans, vous êtes des voleurs. » Je lui demande s’il est français. Il me dit que oui. Je lui dis : « Vous les Français, vous avez volé la moitié de l’Afrique. Curieusement, on ne dit jamais que vous êtes des voleurs.
et encore :
Je demande à une vieille Gitane pourquoi elle ne parle jamais des camps de concentration où pourtant elle a été. Elle me répond : « Parce que j’ai honte ».
Vous l’avez compris, j’y avais passé une partie de la nuit, dans ces 124 pages…Sûr que j’allais être prêt à faire cours demain. Aujourd’hui, j’en oublierai presque que je suis à la retraite.
Courage, cher-e-s collègues !
P.S.N'oubliez pas le cinéma et la musique, par exemple Tony Gatlif, réalisateur de Liberté, qui revisite l'oeuvre de Django Reinhart en créant à Lyon DJANGO DROM
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