Samedi 9 mai, le collectif,
dont l’appel initial compte environ 2000 signataires, organisait un colloque à
Gennevilliers. Farid Bennai a
introduit la discussion en plénière par la lecture d’un texte
publié par Médiapart. Plusieurs courtes interventions ont ensuite évoqué des luttes et des débats en cours : les chibanis de la SNCF contre les
discriminations ; les crimes coloniaux
du 8 mai 1945 à Sétif ; Antisémitisme et islamophobie (UJFP) ; les
droits des Roms ; les luttes pour la régularisation des sans- papiers
(UNSP) ; violences policières ; appel du 21 mars contre le racisme ;
sortir du colonialisme ; Droit Au Logement ; Exhibit B ; PIR ;
FUIQP…
Puis le travail a continué en ateliers. J’ai participé à celui
consacré à « débloquer les verrous idéologiques »
Ne pas parler au nom
des sans voix, situer sa parole….
L’atelier « combat
idéologique », un des temps forts du forum organisé à Gennevilliers, était
co-animé par le sociologue Eric Fassin et la
jeune militante communiste Sonia Nour. Pas moins de vingt-six interventions ont tissé un échange réactif et passionné. Je
ne peux qu’en écrire ce que j’en ai noté et retenu, et c’est à croiser et
confronter avec d’autres points de vue. C’est – en tout cas ce devrait – être
la règle pour tout ce qui se voudrait rendre compte d’un débat, mais c’est
encore plus vrai de celui-ci. Comme en prenant la parole samedi, il importe en
effet d’abord de situer ici qui dit je.
Je suis militant communiste, du réseau Migrations-citoyenneté PCF92, et c’est en tant que tel que, personnellement,
je suis un des premiers signataires de l’appel « Reprenons
l’initiative ».
Je suis aussi militant du MRAP, organisation
dont on aurait bien tort de mépriser l’histoire et l’activité présente parce qu’à
un congrès la notion de « racisme anti blanc » est passée. Nous
sommes nombreux, et sans doute très majoritaires, à demander que ces mots,
aussi choquants qu’en contradiction avec nos engagements réels, disparaissent le plus vite possible.
J’ai fait le choix d’enseigner
plus de vingt ans dans un quartier populaire de Nanterre, et depuis plus de
vingt ans j’habite la même cité que des élèves et leurs parents. Combattre les
inégalités et les oppressions de classe, les discriminations, une politique et
des idéologies de plus en plus « racialisantes », xénophobes, aux
côtés des habitants du quartier, comme aux côtés des
« sans-papiers », aux côtés des Roms … c’est de plus en plus
difficile.
Les luttes menées avec mes
organisations politique, syndicale et associative marquent le pas. C’est
pourquoi j’ai participé au colloque, pour inventer ensemble d’autres pratiques,
pour ouvrir d’autres perspectives.
Quelques idées fortes que j’ai
retenues de l’atelier où nous nous sommes efforcés de « débloquer des
verrous idéologiques. » :
Racialisation, assignation…
Le racisme, c’est des discriminations, des mépris, des violences, des crimes. Le passé imprègne notre présent,
et notre époque, notre société, nos gouvernants, nos institutions, ajoutent des formes de
racisme, des souffrances nouvelles. Personne
ne doit, ne peut parler à la place de celles et de ceux qui en sont les
victimes directes. Evidemment, ceux qui comme moi sont blancs de peau, ne
font partie d’aucune « minorité visible », ne sont pas
« héritiers » de peuples colonisés,
ceux qui ne sont pas musulmans, ne sont pas juifs, ceux qui n’ont pas le
look de jeune des cités ou de migrant avec ou sans papiers, cibles de contrôles et de violences policiers, ceux qui ne sont pas des Roms
chassés de bidonville en bidonville… ceux-là, « les Blancs », ne
vivent pas dans leur chair ni dans leur âme les blessures infligées aux « racialisé-e-s ». « L’empathie,
ce n’est pas l’expérience de la souffrance », « Il faut des espaces où les
« racialisés » dominés décident entre eux de leurs actions
autonomes », a-t-il été répété, faisant parfois le parallèle avec
des mouvements pour les droits des femmes contre le patriarcat. Dans cette
logique, la discrimination positive (impliquant des « statistiques
ethniques ») serait, pour certains, à revendiquer.
Un vif débat à propos des manifestations
contre Exhibit 2, performance artistique ressentie comme raciste et blessante
par des intervenants, alors que d’autres
militant-e-s antiracistes ont regretté que ces manifestations aient empêché
qu’un débat ait lieu (1), a montré combien la question est complexe. Au nom de
l’ «Universel » dont la culture européenne serait porteuse, on sait
que la colonisation passait, et passe encore dans une partie de l’opinion, pour
avoir eu de prétendues vertus « civilisatrices ». On sait que des organisations
« progressistes » au nom de bonnes intentions - philanthropiques,
voire charitables - ont parlé, et pour certaines parlent encore, au nom de dominés laissés sans voix, pour les
instrumentaliser à des fins politiciennes ou par incapacité à sortir d’un
paternalisme fondamentalement raciste.
Aimé Césaire, avec son concept de négritude,
appelait à « se mobiliser comme tel, pour échapper à l’assignation, condition
nécessaire pour s’émanciper, pour construire un « universalisme
situé », selon un intervenant. Mais c’est aussitôt pour pointer lui-même le
danger : celui de l’ « essentialisation » de
l’être humain dans une des caractéristiques de son identité, alors que l’identité
individuelle, la personnalité de chacun, sont forcément multiples . Le concept de racialisation lui-même, si cette racialité devient l’identité
subjectivement revendiquée par les « racialisés », serait-il piégé,
porteur d’une « assignation »
raciste à sa « race » ?
Des échanges sur l’antisémitisme, lancés notamment par des militantes
de l’UJFP, ont montré le danger de la « hiérarchisation » des racismes.
Depuis le début des années 1980, l’idéologie de la « guerre des
civilisations » prétend assigner les juifs à être du côté de l’Occident,
comme partie constitutive d’une Europe qualifiée désormais de judéo-chrétienne, et, paradoxalement, à être
sionistes et soutiens inconditionnels de
la politique de l’Etat d’Israël en Palestine occupée. La banalisation de
l’islamophobie contrastant avec la condamnation de l’antisémitisme, dans la
politique portée notamment par Manuel Valls, cela ne relève donc pas seulement d’un « deux
poids-deux mesures » dans le dosage des mots, mais bel et bien d’une
vision idéologisée d’une « guerre
des mondes racisés», où le Juif serait
l’allié de l’Occident et le
Musulman son ennemi potentiel ou effectif. Ce qui ne peut qu’ajouter des formes
nouvelles d’antisémitisme, par exemple avec la répression des manifestations
contre les massacres de Gaza, et alimenter des théories du complot à la Soral,
qui recyclent les vieux thèmes de l’antisémitisme des siècles passés. Parfois cité,
le concept de « philosémitisme
d’Etat », qui pour ses inventeurs, prétend exprimer l’hypocrisie d’un
« antisémitisme retourné », et
ouvrir un nouveau front dans la lutte idéologique, est, pour beaucoup d’entre
nous, pour le moins ambigu, et il risque surtout de conforter… l’antisémitisme !
Comment s’émanciper vraiment des mots, des catégories
racistes ?
L’intitulé du colloque était
clair : « contre les politiques de racialisation »,
dont « personne
ne sort indemne », a averti
Eric Fassin. « Nous sommes tous
racialisés, les Blancs aussi ». Ce qui ne veut pas dire que le
« racisme anti-Blanc » serait un concept recevable, parce qu’il ne correspond pas à une
structure de domination subie par les Blancs du fait de leur « racialisation »,
mais qu’au contraire le fait d’être défini comme Blanc constituerait un privilège et une assignation à une place de
dominant.
Les antiracistes « blancs »
n’ont pas été les seuls à se rebeller contre l’assignation à leur
« race » ! Une militante d’origine tunisienne, une
universitaire algérienne qui travaille
sur le code de la famille, ont été parmi les plus véhémentes à dire leur
ras-le-bol de leur catégorisation selon des stéréotypes attendus d’après leurs
noms, leur religion supposée… Alors, que peut vraiment signifier concrètement
l’expression lancée par une
« militante féministe post coloniale » : « Les Arabes, les Juifs et nos alliés Blancs » ?
Une enseignante de Bobigny a expliqué que dans ses classes « les Blancs, c’était des enfants
roms ! », ajoutant qu’ « on
est racialisé par sa classe sociale avant de l’être par son origine »,
mais que l’appartenance de classe s’est effacée des consciences.
La lutte contre le racisme, une question politique
D’emblée, justement, l’accent
avait été mis sur « enjeux de
classe/enjeux de races », dans les quelques mots d’introduction des
animateur-animatrice de l’atelier. L’antiracisme aurait été jusqu’à présent uniquement
perçu par les organisations « traditionnelles » sous l’angle moral,
individuel, comme une question d’ignorance à combler…Il s’agit maintenant de
prendre la mesure de sa fonction politique. Créer de
l’altérité, des divisions, des boucs émissaires, ça sert aux dominants à rester
dominants. L’erreur de « la gauche » a été de prendre à la lettre la
théorie marxiste de détermination en première instance des questions
économiques, des luttes de classes, et de tenir pour secondaires les « questions
raciales ».
Etant entendu que le PS actuel, dans sa dérive pro capitaliste
« libéral », et sa créature des années quatre-vingts, SOS-racisme,
n’étaient ni présents, ni invités, ni considérés comme faisant partie de la
gauche telle qu’implicitement définie, l’injonction à s’expliquer sur « comment
avons-nous perdu l’initiative » s’adressait aux « politiques »
présents au forum : PCF, Ensemble, citoyen-ne-s « non
encarté-e-s » pour le Front de gauche, et NPA.
Les communistes participant à l’atelier étaient parmi les premiers signataires
de l’appel. Leurs contributions se sont donc situées naturellement dans la
recherche commune d’avancées théoriques et de luttes concrètes. Ainsi, pour Fabienne Haloui, membre de l’exécutif
national et animatrice de la commission « lutte
contre le racisme », l’angle de discussion pour le PCF, c’est d’inscrire
les luttes contre les inégalités, les discriminations, dans le combat de classe.
En matière de verrous idéologiques, culturels, « l’extrême droite a vampirisé la laïcité », il en est de même de l’ « identité
nationale », alors que la nation
est constituée d’immigrations successives…
De leur côté, des militants du MRAP présents, déjà engagés depuis longtemps, avec d’autres « associatifs »
venus au forum, dans la solidarité concrète avec les Roms, les sans- papiers, avec des peuples en lutte dans le monde, comme
sur la mémoire de la colonisation et de l’esclavage, n’avaient pas le sentiment
d’en rester à un « antiracisme moral ». Politiser l’antiracisme ne saurait conduire à abandonner le terrain de
l’éducation populaire, ni les interventions en milieu scolaire, encore
moins l’exigence que l’institution Education nationale prenne en compte la
diversité des origines et des cultures pour en faire du commun, a-t-il été
précisé...
Les luttes des migrants, du local au mondial.
L’active participation d’animateurs de collectifs de sans-papiers, de
l’UNSP, a donné au débat une dimension nouvelle. Dès la séance inaugurale, l’évocation
de la lutte des coiffeuses du 57 boulevard de Strasbourg avait été une occasion
unique d’applaudir une action qui gagne. Si l’appel du collectif initial visait
avant tout les habitants, de nationalité française pour la plupart, héritiers du colonialisme et des immigrations,
les luttes pour le droit au séjour des nouveaux arrivants ne pouvaient pas être
hors-sujet. « Des habitants des quartiers populaires sont concernés
directement, pour des membres de leurs familles par exemple, par le projet de
loi sur l’entrée et le séjour des étrangers »a expliqué Violaine,
du GISTI. « Seule, la carte de résident permet de s’insérer dans la société,
d’avoir vraiment accès à des droits stables. Au contraire, la loi et les
circulaires maintiennent dans la précarité et facilitent les expulsions au
détriment du droit ». Plus
généralement, la xénophobie d’Etat, la fermeture des frontières de l’Europe
forteresse ont été dénoncées. La néocolonialisme pille les richesses de l’Afrique, les
interventions militaires ont créé le chaos et mis des pays à feu et à sang…
et les « boat-people » de la Méditerranée font la une de l’actualité.
Les fantasmes de l’invasion et du « remplacement », sont au cœur des discours de Front national,
de plus en plus repris et banalisés.
L’autonomie reste à construire…
L’ « autonomie »
des luttes des sans-papiers est posée,
au moins depuis l’occupation de Saint-Bernard en 1996, ce qui ne dispense
pas les associations de soutien, ni les syndicats, ni les « politiques »,
de construire avec eux des initiatives…Une expérience à prendre en compte, la
question de l’autonomisation de l’organisation, des revendications, des formes
de lutte des « dominés », des « racialisés », des jeunes
des quartiers populaires, étant un objectif central du colloque.
Mais l’autonomie ne peut relever
ni d’un spontanéisme subjectif, d’une identification à des groupes définis par
les dominants. Qui rassembler, sur quels mots d’ordre ? des
rendez-vous sont pris, les actions sont nombreuses et diverses : quelles
convergences sont possibles ? quel commun en construire ? L’essentiel
reste à inventer. Cela implique la participation réelle et directe des premiers
concernés, faute de quoi le risque est grand de « parler à leur place »,
qu’on soit sociologue, militant associatif ou politique. Visiblement, faire
venir «les jeunes des quartiers », ce n’est pas facile. Des initiatives à
l’échelle de la ville, comme le développement de toutes les ressources d’internet,
devraient permettre de passer vraiment à une autre étape.
Dans la synthèse en plénière, Saïd Bouamama nous a invités à être humbles et ambitieux. En effet,
dans la crise que nous vivons, les « mutations sociologiques » sont
synonymes de précarisation généralisée, d’angoisses, de mise en concurrence des marchandises et des hommes à l’échelle du
monde…et dans cette situation la « perception du racisme » change. Et
s’intensifie surtout son utilisation comme arme de division massive aux mains
des dominants pour pérenniser leur domination de classe, ajouterais-je… Changer la donne implique que le PCF, le Front de gauche, avec les forces militantes qui leur restent et celles qui sont à construire, prioritairement dans les quartiers populaires, sans rien lâcher de leurs identités, de leurs propositions sur les questions sociales et économiques, prennent vraiment l'ensemble des problématiques posées, notamment dans le forum de Gennevilliers, comme des questions aussi "essentielles" que les questions économiques et sociales. Ne serait-ce que parce qu'elles déterminent "en première instance", qu'on le veuille ou non, qu'on l'approuve ou non, les comportements, les revendications, et la perte de confiance dans la "classe politique", d'une multitude constituée des premières victimes de la crise globale du système capitaliste, du local au mondial.
(1) à ma connaissance, le seul lieu de controverse rassemblant une réelle pluralité, suite aux manifestations contre Exhibit 2, a été celui ouvert, pour une soirée, à l'initiative du "réseau culture" du PCF, espace Oscar Niemeyer. Le débat, qui avait duré près de trois heures, avait été vif, passionné, et l'écoute respectueuse des points de vue différents, comme samedi à Gennevilliers. Le fait que les représentants de la "diversité" sont quasiment absents parmi les directions des centres dramatiques nationaux et autres institutions culturelles, avait été dénoncé. Malheureusement, cette initiative n'a pas fait l'objet d'un compte-rendu et n'a pas eu de suite.
(1) à ma connaissance, le seul lieu de controverse rassemblant une réelle pluralité, suite aux manifestations contre Exhibit 2, a été celui ouvert, pour une soirée, à l'initiative du "réseau culture" du PCF, espace Oscar Niemeyer. Le débat, qui avait duré près de trois heures, avait été vif, passionné, et l'écoute respectueuse des points de vue différents, comme samedi à Gennevilliers. Le fait que les représentants de la "diversité" sont quasiment absents parmi les directions des centres dramatiques nationaux et autres institutions culturelles, avait été dénoncé. Malheureusement, cette initiative n'a pas fait l'objet d'un compte-rendu et n'a pas eu de suite.
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